Friday, March 29, 2024
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Leïla Slimani : “Le Maghreb vit dans la culture de l’hypocrisie et du mensonge”

ENTRETIEN. Elle est l’une des sensations de la rentrée littéraire avec « Chanson douce ». Rencontre avec la romancière franco-marocaine Leïla Slimani.

Leïla Slimani a l’art des romans-chocs et vertigineux. Son premier livre, Dans le jardin de l’ogre, racontait l’abyssale solitude d’une femme souffrant d’addiction sexuelle. Chanson douce, son deuxième opus très remarqué (il est en lice pour le Goncourt, le Renaudot et le prix de Flore), est la fascinante chronique d’une tragédie annoncée : le meurtre de deux enfants par leur nounou. Rencontre.

Le Point Afrique : Vous aviez eu l’idée de votre premier roman, sur l’addiction sexuelle, à cause de DSK. Et Chanson douce ?

Leïla Slimani : Je suis une grande lectrice de faits divers. J’avais été très marquée par l’histoire d’une nounou portoricaine, à New York, qui avait assassiné les deux enfants dont elle avait la garde. J’ai suivi le procès, qui m’avait fascinée à cause du mystère de cette femme qui n’a jamais véritablement donné d’explication. Je me suis aussi rendu compte que le lien entre nounou et parents était un puissant moteur romanesque, parce qu’il s’agit d’une relation employé-employeur très particulière. Puis j’ai eu moi-même un enfant, comme d’autres de mes amies, je me suis rendu compte de la place que ça prenait dans la vie. J’ai mis du temps à trouver la forme qui convenait à cette histoire, à cause de la banalité du propos : quoi de plus répétitif que de s’occuper d’enfants, jour après jour ? Il fallait donc éclater un peu la narration : raconter le passé de cette femme, et donner d’emblée le dénouement, pour que les lecteurs aient envie de comprendre ce qui s’était passé. J’ai relu Thérèse Raquin, de Zola, qui raconte un basculement vers la folie, ou revu des Chabrol, où l’on est face à un monde bourgeois, ordinaire, qui dérape…

Vous évitez soigneusement de tomber dans une explication sociologique, de gommer la dimension incompréhensible du meurtre…

Je suis persuadée qu’on ne connaît jamais quelqu’un, même si on vit avec lui dans la plus grande intimité. Rien ne permet de résoudre le mystère de l’autre. Ce qui s’en approche peut-être le plus, c’est la littérature. Ça aurait été trop simple de dire qu’elle tuait les enfants parce qu’elle était humiliée socialement ! Psychologiquement, ce n’est pas tenable. Mais, bien sûr, je voulais aussi raconter la difficulté de cette position, difficile à tenir pour les employés comme pour les employeurs. J’ai grandi au Maroc, qui est un pays où on a encore des nounous à domicile, mais aussi des gens qui travaillent et vivent chez vous. Cette façon d’être à la fois des intimes et des étrangers, cette place à l’écart, m’a beaucoup interrogée. Souvent, j’ai assisté à des situations qui m’ont brisé le cœur. Je voulais explorer ce terreau d’humiliation possible, sans dire que c’est une explication possible du meurtre – je n’y crois pas.

Vouliez-vous susciter la compassion vis-à-vis de Louise, la nounou ?

Quand on vit avec un personnage pendant des mois, on plonge dans sa solitude… Je ressentais les choses en même temps qu’elle, et je trouvais intéressant d’installer une forme de trouble chez le lecteur, qu’il se surprenne à avoir de la compassion pour cette femme tout en sachant qu’elle est monstrueuse. Dans le premier roman, certains lecteurs me disaient déjà que le personnage était détestable, mais qu’ils avaient de la peine pour elle. J’aime bien installer cette ambiguïté.

C’est une forme de conte noir…

Parce que c’est un récit qui tourne autour de l’enfance, j’ai été très influencée par l’univers du conte. Ma nounou est un peu un ogre, une marâtre, comme dans les histoires pour enfants où des femmes font semblant d’être gentilles mais martyrisent les enfants ou essayent de les manger. Cela m’a sans doute aussi permis d’exorciser des cauchemars liés à ce qu’il y a de plus noir dans la maternité.

Vous êtes née à Rabat et êtes arrivée à Paris à 18 ans. Quelle est votre relation avec le Maroc ?

J’ai grandi à Rabat, dans un milieu plutôt bourgeois. Je suis allée au lycée français. J’ai eu une existence un peu marginale par rapport au reste de la société marocaine : très ouverte sur le monde, avec la possibilité de voyager, celle de bénéficier de deux langues et de deux systèmes de valeur. On était trois filles, nos parents ne nous ont pas élevées différemment que si nous avions été des garçons. J’ai toujours pu sortir, nous étions très libres. J’étais donc au Maroc, certes, mais aussi dans une bulle protégée. À la fois par la façon de vivre de mes parents et par mon milieu social.

Vous avez fait une tournée au Maroc pour Dans le jardin de l’ogre, vous y avez reçu le prix littéraire de la Mamounia. Comment ce roman a-t-il été accueilli, avec sa description d’une sexualité féminine très libre ?

Très bien. Là-bas, souvent, l’audace est saluée. Et la littérature, c’est très particulier : elle ne touche qu’une toute petite partie de la population. Et puis mon héroïne était une Française, à Paris. D’une certaine façon, on peut se dire qu’elle souffre d’une maladie occidentale… Ça aurait été plus compliqué si je l’avais installée au Maroc. Mais cela a tout de même libéré la parole. À la fin d’une tournée, une femme est venue me voir, on a commencé à discuter et elle m’a raconté sa vie intime, très longuement. Pendant toute la tournée, cela s’est répété avec d’autres. Je me suis rendu compte que c’était incroyable, le besoin de raconter de ces femmes…

J’ai décidé d’en faire un livre, qui sortira en janvier et s’appellera Sexe et Mensonge. C’est une série d’entretiens, entrecoupés de réflexions que je mène, sur la sexualité des femmes au Maroc. J’y reviens sur des scandales récents, des affaires de mœurs, les lynchages d’homosexuels. J’interroge un peu ce que disait Kamel Daoud autour de la misère sexuelle dans le Maghreb. Pour moi, toute la question est de savoir si une société peut longtemps tenir ainsi en interdisant l’adultère, l’homosexualité…

Êtes-vous d’accord avec ceux qui considèrent que la liberté de mœurs régresse dans le Maghreb ?

Non, je crois qu’il faut arrêter de voir tout en noir. Beaucoup de lois datent de la colonisation. Dire qu’on régresse, c’est laisser vaincre les intégristes et les conservateurs. La notion de libertés individuelles était encore inconnue au Maroc il y a 50 ans, de même que celle de la liberté des femmes à disposer de leur corps. Tant qu’on se bat, qu’il existe des militants, rares mais très courageux, pour défendre ces libertés, les intégristes n’ont pas gagné.

Publier ces entretiens aujourd’hui vous semblait-il important ?

Aujourd’hui, dans les sociétés musulmanes et maghrébines, on est vraiment à un tournant. Il est très dangereux de ne pas faire de choix de projet de société, de rester dans une ambiguïté où on ménage les conservateurs tout en se donnant certains aspects de modernité. Ça fait le lit des intégristes. Le Maghreb vit dans cette culture de l’hypocrisie, du mensonge. Tu peux faire les choses, mais en cachette : ne fais pas le ramadan, couche avec qui tu veux, mais tant pis pour toi si tu te fais prendre… Cette culture de l’arbitraire, de l’hypocrisie, génère de la violence, des gens qui se font justice eux-mêmes. Cela nourrit des discours de plus en plus conservateurs, de plus en plus frustrés. Je pense qu’il faut être courageux et dire ce qu’on veut pour notre société.

Grandir dans ce que vous décrivez comme une culture de la dissimulation, est-ce l’une des sources de votre fascination pour les personnages menant une double vie ?

Oui, je pense. Il y a une chanson marocaine qui s’appelle « Blad Schizo » (pays schizophrène) et je crois qu’on en est là. Et on est tous élevés dans cette schizophrénie. On dit des choses et on fait le contraire. On ment, on dissimule pour garder une apparence de moralité et de probité. Mes parents nous ont toujours élevées dans l’idée qu’on pouvait faire ce qu’on voulait, qu’on pouvait disposer de notre corps, mais en même temps, ils étaient bien obligés de nous enseigner les lois en vigueur au Maroc, qui contredisaient tout ce qu’ils croyaient ! J’ai grandi dans cette logique un peu double. Peut-être que ça m’a amenée à m’intéresser beaucoup à la dissimulation, oui…

À l’heure où les romans identitaires se multiplient, les héroïnes (parisiennes) de vos deux romans ont des origines maghrébines, mais cela n’est jamais un enjeu narratif ou psychologique. Était-ce un choix ?

J’aimais bien l’idée d’en faire quelque chose de très anodin. Le dire, sans que ce soit le cœur du récit. Je trouve qu’on y accorde tellement d’importance aujourd’hui que je préfère avoir la démarche inverse. Dire que oui, elle s’appelle Myriam, elle est maghrébine, mais ça ne change rien à l’histoire. Au fond, on s’en fiche. Aujourd’hui, si vous êtes un écrivain maghrébin, même quand vous n’écrivez pas sur le sujet, même si vous avez écrit douze livres qui n’ont rien à voir, vous pouvez être certain qu’en interview on va vous demander ce que vous pensez de l’islam, du Proche-Orient, du burkini, etc. J’essaye de lutter un peu contre ça, de botter en touche, de ne pas forcément répondre… Au moment de la parution de mon premier livre, j’avais d’ailleurs été choquée de voir que certaines librairies le classaient dans le rayon « Maghreb-Moyen-Orient » simplement à cause de mon nom… Moi, bien sûr, ça va, je suis binationale, et je suis très attachée au Maroc. Mais quand on est français, qu’on est né ici, ça doit être très difficile d’être constamment assigné à son origine.

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lepoint.fr

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